lundi 12 avril 2010

Musée de la Préhistoire - Nemours






Journal de plongée n°1 — Karin Serres
Chaque histoire qui s’écrit est la rencontre entre un lieu, un moment et une personne. De mon compagnonnage avec le MPIF (Musée de Préhistoire d’Ile de France) est en train de naître une écriture théâtrale originale dont je vous invite à partager les étapes, chaque mois, même si (et justement parce que) le processus d’écriture est inexplicable. Pourquoi le MPIF ? Pour la proximité de mon écriture avec la préhistoire, que ce soit dans mes deux premières pièces, “Katak” et “Luniq”, plus tard, avec “Dans la forêt profonde” ou, tout dernièrement, “Les héroïques du Frigomonde”. Chacun de mes voyages vers le MPIF ressemble à un voyage à rebrousse-temps et chacun de mes retours, à son saut inverse, vers le présent. Avant ou après, je réfléchis et j’écris. Pendant les voyages et sur place, je débranche ma raison pour me laisser traverser par toutes les possibilités d’histoires qui habitent cet étonnant musée entouré de forêt, et je m’en remplis, avec mon nez, mes oreilles, ma marche, mon toucher... Ce que j’expérimente au MPIF s’apparente à une vraie plongée dans un espace-temps d’écriture profondément singulier.
Janvier : Débranche/Des branches...
Apprivoiser le musée, la forêt, les voyages qui me relient à eux et toutes les possibilités de fiction qui les habitent. Ne rien brusquer, ne pas m’impatienter : attendre, au contraire, pour laisser les créatures fictives en tout genre s’habituer à moi, m’oublier et oser sortir des murs, des vitrines et des bois où elles sont cachées. Découvrir le musée, salle après salle, dedans, dehors, à différents moments de la journée, de l’année, lentement, comme on arpente un pays tout entier.
J’aime les écritures qui commencent par du train. Quand je descends dans le RER, à contre-courant de tous ceux qui partent travailler, j’ai l’impression physique de partir remonter le temps. Durant mes voyages, je me demande ce que je ferais/penserais si j’étais une femme de Néandertal découvrant le monde d’aujourd’hui. Prendrais-je les locomotives solitaires pour des mammouths de fer ? Craindrais-je les gros yeux rouges des TGV-pythons d’acier garés en grappes au sortir de la gare, ou le blanc aveuglant des grues cyclopes, plus loin, au-dessus des chantiers ? Penserais-je que la terre a été colonisée par des armées de méga-scarabées métallisés ? Et que dans les sachets de nourriture pour chat, il y a du chat, puisque c’est eux qui sont représentés ?
Je cherche ce que je me rappelle de la dernière fois : le squelette à bois blancs allongé devant la fenêtre, les pluies immobiles de silex, l’incroyable silence autour du musée, la longue barque noire, la terre quadrillée, les sagaies en attente contre une porte, les monnaies du pape qui vibrent dans la forêt ou les plantes noircies par le gel au cœur des patios comme autant de Blanches-Neiges dans leur cercueil de verre.
Je pars Loing. J’apprends aussi le paysage du voyage : la forêt rousse, la ville aux caravanes, les bras de rivières (la Seine, le Loing) café au lait, gelés comme un fond de graisse dans une poêle ou jonchés de plaques de glace disloquées, la brume, la neige, le soleil jaune du matin dans les yeux, son stroboscope entre les arbres réguliers, les pies et les corbeaux, la pluie fine, l’étrange lumière post-atomique, le jaune soufre, poudre de lichen sur le bout des branches et les troncs tombés, les moignonniers des quais de gare, les lampadaires en train de s’éteindre ou de s’allumer.
Je me pose des questions : - Qu’est-ce qui ressemble encore ? Qu’est-ce qui n’a pas changé ? Le vivant dans le mort ? - Les tags sous les arches des ponts sont-ils les peintures rupestres du 21° siècle ? - Que comprend-on des panneaux tout le long des voies quand on ne sait pas lire l’alphabet ? - En hiver, où se cacher dans la forêt déplumée ? Se teindre en roux ? L’être déjà ? - Quelles bêtes habitent dans ces bois, auxquels mes personnages vont se mêler ? - Quel fauve surgi de la préhistoire a lacéré le skaï des sièges du TER qui fonce lui-même comme un guépard au ras de la forêt ? - Qu’est-ce qui nous différencie des hommes préhistoriques ? - Que sait-on de leur représentation du monde ? - Retournerions-nous à la vie préhistorique en cas de catastrophe atomique ?
Après le bus ou mes pieds, les enfants d’ombre et le gros monstre rond de l’entrée, les 6 hommes préhistoriques de la rampe me regardent passer sans bouger de derrière leur plexiglass : Boiséi, le singe du sud, Abilis le charognard, Erectus le faiseur de feu, Tautavel l’archaïque, qui fixe Le sage par-dessus la rambarde, celui qui enterre ses morts et enfin Sapiens sapiens, l’homme moderne de la chanson. Je tends mes antennes. Je lis les panneaux, mot à mot, je suis les flèches comme il faut puis à l’envers, je regarde tout de tous mes yeux grand ouverts. Je plonge mes mains dans les boîtes tactiles et je guette les changements de végétation dans les cubes de verre des patios. Dedans/dehors. J’écoute les voix des groupes dans les différentes salles, leur écho. Je renifle les odeurs de soudure ou le sable des kits de fouilles. Je m’assieds sur les peaux de vache, face aux pluies de silex, dans le silence de la pause de midi. Je m’accoude au béton pour suivre le ballet des cars blancs, sur le parking à côté du lycée. J’apprends les noms d’ici : le Rocher Vert, le Bois du Crôt aux Loups, et je visite les kilomètres de réserve au sous-sol, tout ce passé entassé, trié, classé, retrouvé. Tout ce passé du fond duquel des êtres humains nous parlent.
Je commence à trouver des liens possibles : les ballastières, entre les voies du TER et les ossements de la préhistoire ; le Megaceros gigantus, entre le squelette de renne blanc et les branches à fleur d’eau sur le Loing ; quelque chose de l’ordre du dégel, entre la grande neige du début janvier et le printemps qui va bien finir par arriver...
Des mots me sautent aux yeux et aux oreilles : bois de massacre, humérus de bovidé, mandibule de mammouth, tibia, biface, nucléus, racloir, crocuta crocuta, dhôle, Würm, thar, chien étrusque... et Nemours (ne moure pas, ne mourez pas !). Des prénoms aussi : Brrad, Kett. Une langue sonore comme celle des tags ?
Quelques silhouettes des personnages sortent de la brume/des bois. Ceux de ma future pièce ? L’habiteront-ils jusqu’à la fin ou ne sont-ils là que pour en faire naître d’autres ? Les cornus semblent être un peuple préhistorique, ou peut-être juste un groupe, ou bien une seule personne : ce sont des humains avec la tête surmontée de bois, comme des rennes. Sont-ils amphibiens ? Peuvent-ils, immergés dans la rivière, être pris pour des branchages flottés ?
Et puis des gens du 21° siècle : une chauffeuse de bus, un homme qui promène son chien dans les bois tous les matins, des collégiens, des lycéens, PGCD, l’homme aux chiffre, et enfin des bêtes, contemporaines comme préhistoriques.
Maintenant, je ressens l’étrangeté des voitures. Je remarque chaque feu, chaque fumée. Dès que j’entre dans l’enceinte du musée, je retrouve un espace-temps qui commence à me devenir familier. J’ai trouvé la bonne distance d’apprivoisement qui m’a ouvert les premières
portes d’entrée dans la fiction. Et lorsque je redescends vers la gare, à pied, je me dis que les cygnes qui se laissent flotter sur le Loing à l’envers en se grattant sous les ailes pourraient très bientôt rencontrer certaines de mes créatures de papier.
Karin Serres, le 31 janvier 2009

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